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Changement - Jacob Cordingley

Voir l'original ici. Copyright Jacob Cordingley, traduit avec sa permission

L'arme repose sur le dressing. Le Pistolet du Président. Un Samuel Colt, lourd comme le plomb. L'un des avantages du métier, apparemment. C'est drôle. J'ai été élu sous la promesse de révoquer le second amendement. J'ai été élu sous bien des promesses. Des promesses non tenues. L'homme le plus puissant du monde – mon cul, ouais !

Je pense à mon enfance dans le Mississippi. Ce grand fleuve interminable. L'odeur des champs de coton. La ségrégation raciale bien vivante même aux années 70. Mon père était juge au tribunal d'instance devenu activiste pour le droit civil. Un ami proche de MLK. En public il diffusait un message de paix et d'amour, le "I have a dream..." de son ami le docteur King. Il embrassait des hippies malgré sa forte opposition à la drogue et à "l'amour libre" qu'il méprisait comme de la "fornication". À la maison il ne prêchait que guerre, violence et patriarcat. Il nous battait, mon frère et moi, si on le regardait de travers, et ce qu'il a fait à maman – eh bien, je préfère ne pas y penser. Les raclées. Le viol domestique. Un homme contradictoire, mon père. Un pacifiste libéral de gauche, un réviseur des droits humains, modèrne progressiste, zélé religieux, alcoolique, féministe, patriarche. Je le haïssais autant que je l'admirais.

J'ai perdu ma foi en Dieu à l'âge de quinze ans. C'était 1980 et mon frère, de cinq ans mon aîné, avait été tué par balle lors de la tournée de son groupe, The Nothings. Ce n'était pas vraiment un rejet intellectuel au début. Plutôt un rejet basée sur la colère, la tristesse et la confusion. Je ne comprenais pas comment mon père pouvait rester si fermé dans sa foi ; il a souvent répété la litanie que c'était la volonté de Dieu qui nous avait enlevé Billy. J'ai lutté pour trouver un sens dans le meutre incompréhensible de mon frère, et dans la nature apparemment chaotique du monde. Il n'y avait pas de plan ici. C'était juste des gens qui tuaient d'autres gens. Des gens qui vivaient dans l'abondance pendant que d'autres mourraient de faim. Des gens qui baisaient. Des gens qui riaient. Des gens qui aimaient, détestaient, appréciaient, haïssaient, donnaient, prenaient, étaient honnêtes, mentaient, naissaient et mourraient. Une grande orgie de vie et de mort. Pas de plan. Juste la brutalité de la nature et une illusion d'ordre et de société.

Puis, le rejet est devenu intellectuel. Je me suis intéressé à la biologie. J'ai lu Darwin. J'ai lu Lamarack. J'ai lu Le Gène Egoïste de Darwin. J'ai lu les philosophies de Hobbes, Locke, Hume, Voltaire, Rousseau, Hegel, Marx, Nietzsche, Russel, Wittgenstein, Sartre, Dennet. Puis j'ai lu les travaux sur la physique d'Einstein. La science et la philosophie m'ont appris l'importance des preuves. L'empiricisme. Le besoin de prouver est passé des athées aux religieux. Je n'avais aucune raison de croire en Dieu.

Pour ma campagne, j'ai commencé petit. J'avais moins de soutien financier que les autres nominés démocrates. Le peu que j'avais venait de petits dons individuels de la part d'activistes et de sympathisants. J'ai dépensé très peu en publicité. Mes plus grands avantages étaient mon humour et mon charisme. Je ne voulais pas passer pour un intellectuel, et j'ai réussi à faire passer des arguments qui frappaient fort, mais qui étaient rationnels, et c'était ce que le peuple voulait. Je m'appuyais uniquement sur ma performance lors des débats. Je voulais bousculer. Je voulais faire bouger les choses. Le changement. Le vrai. Pas le changement d'Obama.

Les candidats friqués ont toujours tenté de jouer à Monsieur Tout-le-monde, sans succès. Moi, j'étais Monsieur Tout-le-monde. Malgré mon éducation, je m'étais toujours épuisé dans des boulots de merde, et j'arrivais à peine à payer mon loyer jusqu'au jour où, à quarante ans, je me retrouve en train de me présenter aux élections du congrès d'état dans l'Ohio. J'étais un type comme les autres. Un campagnard du Mississippi avec un fort accent du sud. Je ne jouais pas le rôle. Je n'étais pas Bush-le-friqué-de-la-Nouvelle-Angleterre qui jouait au cowboy du Texas. J'étais un vrai de vrai. Sauf que je prêchais quelque chose qui jusque-là avait été étranger aux américains : le socialisme.

J'ai finalement gagné la comité éléctoral au bout de plusieurs mois de débats. Mais dans la course aux élections, je perdais rapidement du terrain. Je n'avais que quelques millions de dollars à ma disposition, face au trou sans fond de richesses dont disposait le candidat républicain, David Andrews. Les sondanges me mettaient à 25% au mois de mai. Ma campagne paraissait perdue. À entendre Fox News, il avait déjà gagné. Puis, lentement, ça s'est amélioré. Plusieurs catastrophes naturelles ont déstabilisé sa dénégation du changement climatique sponsorisée par les sociétés de pétrole. L'économie s'est effondrée. Une série de massacres au Virginie, au Colorado et dans le Maine ont créé, pour la première fois, un lobby anti-armes à feu. En août j'étais à 49%, grâce à deux principes non-américains : l'anti-capitalisme et l'anti-armes.

C'était lors d'une de ces fêtes habillées qui semblaient joncher le chemin de la campagne électorale. Des fundraisers, ils appelaient ça, pour collecter des fonds. Du champagne, du homard, des robes de cocktail et des cheveux gominés. Présentations à tous les gros bonnets de l'Amérique. Des banquiers, des agents, des magnats du pétrole, des vendeurs d'armes, des milliardaires de l'Internet – merde, si ça se trouve il y avait même des cartels de drogue. Tous les gens que je voulais descendre.

Ne changez rien, m'ont-ils dit.

On admire ce que vous tentez de réaliser, ont-ils dit, l'air suffisant.

L'argent est rentré. La campagne a pris de l'ampleur. Dans les médias, désormais, c'est moi qui vais gagner.

Les sondages passent du rouge au bleu. 55%.

Puis la nuit des élections. J'ai gagné.

J'ai promis de briser la ploutocratie des entreprises.

J'ai promis de bannir les armes à feu.

J'ai promis la sécurité sociale gratuite.

J'ai promis la fin de guerres injustes.

J'ai promis une société plus juste pour tous les américains.

J'ai promis un véritable rêve américain, où le succès serait à la portée de tous.

J'avais l'intention de les tenir.

Et là, j'ai découvert que j'étais une prostituée. Les gros fonds demandent de grosses faveurs. Pas directement, évidemment. Mais j'étais redevable aux plus grands désormais. Ils m'avaient donné le poste. J'étais penché en avant, pantalon baissé. Enculé à sec. Royalement baisé. Le mari chargé de testostérone qui force, qui manipule, qui frappe sa salope. C'est moi, la salope. Le dirigeant du monde libre est une jolie petite pute.

Aujourd'hui j'ai déclaré à la télévision nationale que les Etats-Unis allaient envahir l'Iran. Nous allons "libérer" l'Iran de la seule manière que nous connaissons ; en évinçant leur gouvernement, en installant nos propres marionnettes, et en ouvrant les puits de pétrole pour que les multinationaux puissent les violer et les exploiter quasiment sans bénéfice pour la population indigène. Le fonds monétaire international donnera des fonds au régime marionnette contre la libéralisation des marchés du pays pour permettre encore plus de viol et d'exploitation du peuple et des ressources de l'Iran.

Je suis maintenant responsable de milliers de morts.

Des millions, peut-être?

Je pourrais être Hitler.

L'oncle Joe.

Le président Mao.

J'ai envoyé la Première Dame en mission. Mieux vaut qu'elle soit absente lorsque le Changement promis arrivera. Je lui ai fait mes adieux devant l'avion. Elle s'en sortira. Elle est forte. Elle saura gérer. En attendant, elle ouvre un hôpital en Idaho. Le seul état qui a accepté ma sécurité sociale.

Je commence à mettre en place la caméra.

L'arme est toujours sur le dressing. Lourd, le Sam Colt.

Je me souviens comment on s'est rencontrés. C'était à la fac. L'une de ces fêtes stupides de fraternité qu'on faisait. Vous savez lesquelles. Des jeux à boire. Des tonneaux. Des filles à moitié nues. Des mecs qui se baladent comme s'ils dominaient le monde. Pas mon genre de truc. Je l'ai fait pour faire plaisir à mon père. Si tu faisais pas parti du club à la fac, t'étais rien. Selon sa logique de merde, en tout cas.

Elle m'a vu, debout dans mon coin, je regardais les troisième-année enchaîner les shots en sentant le désespoir aspirer tout l'air de mes poumons. Puis, une main dans la mienne. Une petite main douce.

"Tu n'as pas l'air de t'amuser," dit-elle.

J'étais trop perdu pour répondre tout de suite. Je bégayai.

"T'inquiète pas. C'est pas ton truc non plus. Echappons-nous."

Nous nous sommes échappés.

Elle s'appelait Arlène. Elle venait d'une petite ville du Texas. Son père était un petit fermier de bétail. Lorsqu'une compagnie pétrolière acheta les droits à son terrain, il n'avait aucun choix que de les laisser installer un puits. Ils l'ont rassuré, disant que c'était très règlementé, qu'ils suivaient une procédure. Puis son bétail commença à mourir. Puis la mère et la soeur d'Arlène attrappèrent la leucémie. Son père dépensa le reste de ses économies en avocats et en experts, pour faire payer la compagnie pétrolière. C'était pourquoi Arlène s'était tournée vers le socialisme. Elle voulait la justice pour sa famille, déchirée par la mort et la maladie qui auraient pu être évitées.

Je l'aime tellement.

Ceci va la blesser.

Mais je dois le faire.

Je suis prêt maintenant, j'allume la caméra. Mon visage apparaît sur l'écran. Comme un miroir, le visage m'imite. Sauf que ce n'est pas inversé.

Je suis prêt. Je suis calme. Comme un homme d'état. Pour la première fois depuis des années, je m'adresse à la nation de ma propre voix.

"Mes compatriotes américains,

Beaucoup d'entre vous ont été déçus par le manque de progrès vers les changements que j'avais promis lors de mon élection. Beaucoup ont investi en moi de grands espoirs. Je vous avais promis la sécurité sociale gratuite. J'avais promis de descendre les gros bonnets de Wall Street. J'avais promis de réduire notre empreinte CO2 de 50% pour 2022. J'avais promis la fin des guerres injustes. J'avais promis d'éradiquer l'illetrisme dans nos écoles, pourtant, ça augmente. Je n'ai pas tenu mes promesses.

La vérité, c'est que nous ne sommes pas une démocratie. Nous somme gouvernés par les multinationales.

Je suis devenu président dans l'objectif de changer tout ça. Au lieu de ça, j'en fais maintenant parti. Je vous ai déçus. J'en suis désolé.

Je vais maintenant me rétracter de cette bataille, mais ce faisant, je vais permettre le Changement dont nous avons désespérément besoin dans ce pays, et sur cette planète. La lutte vous appartient, à vous, américains, et autres citoyens du monde. Luttez bien. Luttez fort. Luttez avec tout ce que vous avez. Luttez pour votre avenir. Luttez pour l'avenir de vos enfants. Vous seuls peuvent rendre ce monde plus beau, et plus juste.

Les multinationales ne sont pas vos amies.

Leur liberté n'est pas la vôtre.

Ils ne sont pas le Rêve Américain.

Détruisez ce système, et reconstruisez l'Amérique sur les principes qui nous sont chers.

La liberté.

La démocratie.

Les droits inaliénables.

À vous. Bonsoir. Et bonne chance."

J'éteins la caméra. Je reste assis un moment, pensant à ce que je viens de dire. On aurait dit un fou. Dérangé. Instable. Mais, j'ai dit tout ce que je voulais dire. Ce n'est pas un discours politique. Je parlais du coeur. Les politiciens n'ont pas de coeur. Les politiciens ne sont pas humains. Ce sont de machines à calculer, froides et pragmatiques. Je suis un être humain.

Je me convaincs que la vidéo est suffisante. C'est exactement ce que je voulais. L'homme le plus puissant du monde louant la révolution violente. Du haut en bas, du bas en haut, un changement réactionnaire et révolutionaire.

Le Colt est lourd sur le dressing. Mais je l'ignore pour l'instant. Je poste la vidéo sur plusieurs comptes YouTube, sous plusieurs pseudos. La sécurité surveille le compte officiel de la maison blanche. Je le laisse pour plus tard. J'envoie la vidéo par mail à plusieurs amis des médias libéraux, gauchistes, qui ont moins de fonds. Une fois qu'elle est là, ils ne pourront pas supprimer ce message.

Je commence à penser à la mort. À sa finalité. Je ne suis plus croyant depuis la mort de Billy et je ne vais pas recommencer maintenant. Je crois au vide de la mort. Avant ça m'effrayait. Maintenant, je l'accueille à bras ouverts. La mort est noble. Et ma mort. Ma mort va sauver des millions de vies. Je pense à tous ces gens au Niger qui meurent pour le pétrole. Je pense à tous les enfants dont les parents sont tués par des soldats américains en Afganistan, et maintenant en Iran aussi. Je pense à tous ceux qui sont tués par balle sur les rues de Baltimore à cause d'un gamin qui, abandonné par le système éducatif mal financé, n'a guerre eu le choix que de faire sa vie dans la pauvreté, la drogue et le crime. Je pense à ceux qui meurent dans les guerres de drogues au Mexique, guerres provoqués par la demande en coke des courtiers de Wall Street. Je pense à tous les enfants en Ethiopie qui meurent de diarrhée car les entreprises pharmaceutiques gonflent le prix des médicaments. Je me convaincs. Ma mort va changer tout ça. Ma mort va changer la conversation. Je vais mourir, et les gens commenceront à se battre.

Je poste la vidéo sur le compte YouTube officiel.

Je griffonne mes derniers mots. Je les connais déjà.

Le Sam Colt est lourd dans ma main. Lourd et froid. Mon coeur bat. Je suis résolu. Les balles tournent. Le monde va se révolter. Je vais me dissoudre. Le monde va évoluer. Un goût métallique. Le flingue dans ma bouche. Vers le haut. Doigt sur la détente. Mes yeux fixés sur la photo de famille sur mon bureau. L'amour. La dernière chose à toucher mes rétines. Changement. Inspire. Changement. Vers le haut. Changement. Tire.

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