Copyright (C) Holly Lisle, http://hollylisle.com All rights reserved. Used with the express written permission of the author.

(Copyright (C) Holly Lisle, http://hollylisle.com. Tous droits réservés. Traduit avec la permission écrite de l'auteur.)

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Et maintenant, une question : je vous lance un objet – plus ou moins rond, rougeâtre, avec une petite tige, une chaire ferme et blanche, avec des pépins au centre, et vous me dites "fruit" si vous voulez être générique, ou "pomme" si vous êtes plus spécifique. Je vous lance un autre fruit, jaune cette fois, avec quelques tâches brunes peut-être, une chair pulpeuse et blanc-cassée sous une peau épaisse, et vous me direz "banane." Voici la question : qu'est-ce qui ne va pas avec ces réponses?

Ici, on parle de la vie, de la manière dont un écrivain doit voir le monde, et comment le monde complote pour aveugler l'écrivain. La première chose à prendre en compte dans cette discussion, c'est que les fruits dont je parle ne sont pas une métaphore. Lorsque je parle de pommes et de bananes, je parle bien de... pommes, et de bananes. La deuxième chose à considérer est que ceci est important, peu importe à quel point il peut sembler banal.

Retour aux pommes. Vous entrez dans une épicerie n'importe où aux Etats-Unis, presque n'importe quand dans l'année. Vous trouverez des pommes. Des gala, des golden, des granny. Peut-être des reinettes du Canada. Elles seront là, dans les fruits et légumes, cirées, belles à regarder, attentivement placées en ces formes géométriques que les épiciers aiment tant. Vous les ramenez chez vous, vous les mangez, et votre cerveau vous dit que vous avez mangé une pomme. Mais c'est faux. Vous avez mangé quelque chose qui avait autant de goût que les fruits en cire que ma grand-mère mettaient sur sa table, et quelque soit cette chose insipide, ce n'était pas une pomme. À moins de vivre dans le Nord et d'avoir accès aux vendeurs locaux du bord de la route, ou aux vergers, d'aller conduire un de ces jours d'automne beaux à vous couper le souffle, où le ciel est d'un bleu impossible et les feuilles des érables sont carmines et vermeilles et jaune citron, à moins d'avoir acheté un petit sac en papier plein de pommes dont vous n'avez jamais entendu les noms, alors vous n'avez jamais goûté à une pomme. Vous avez goûté à un mensonge, que l'on a appelé "pomme".

Il existe des centaines de variétés de pommes, et il y a des pommes qui poussent dans des fermes abandonnées sur des routes perdues, qui sont presque trop laides à regarder et qui n'ont pas de nom du tout. Lorsque vous mordez dans ces pommes, elles sont tellement sucrées et aigres et juteuses et croquantes qu'elle vous mordent en retour, et vos yeux pleurent, et l'odeur acidulée creuse un trou dans votre cerveau pour y inscrire pour toujours le goût de cette pomme, la sensation rêche de sa peau imparfaite, la couleur du ciel ce jour-là, le bruit du ruisseau juste au delà de la route, l'odeur de l'herbe qui pousse, des feuilles qui moississent, de l'air froide rappelant à la fois le souvenir nostalgique de l'été passé et la promesse de l'hiver approchant, trempée dans la beauté insaisissable de ce moment qui se volatilise quand vous clignez des yeux, mais qui sera là à jamais.

Les vraies pommes n'arrivent pas aux épiceries. Seules des imposteurs sous forme de pommes, tellement durables qu'elles peuvent être cirées, préservées, fixées comme des insectes dans du formol et gardées presque éternellement, touchent les lèvres de la plupart des gens. Le plupart des gens n'ont jamais goûté à une pomme.

Et vous?

Bien, passons aux bananes. Des bananes. Qu'est-ce qu'on peut dire des bananes? Elles ne sont pas comme les pommes. On peut admettre que les meilleures pommes supportent mal les voyages, que le temps qu'elles sortent d'une éternité de stockage, les pommes du supermarché n'ont pas beaucoup de goût. Mais une banane est une banane est une banane, non? Il y a les Chiquita, les Dole, et peut-être une ou deux autres, et chaque banane que vous avez jamais goûté a plus ou moins le même goût que les autres ; s'il y avait un fruit médiocre, ce serait la banane. Fade, inoffensive, polie. Gentille. Un fruit-à-cornflakes.

Et toutes les bananes que vous avez goûté – si vous les achetez toutes à l'épicerie – ont été tout autant de mensonges que ces pommes minables que vous connaissez si bien. Il y a autant de vraies bananes que de vraies pommes. Des petites bananes de la taille de vos doigts, tellement sucrées et crémeuses qu'elles constituent un dessert à elles toute seules ; des bananes longues comme votre avant-bras qui sont amères jusqu'à ce qu'on les fasse frire en lamelles, pour les manger chaudes et croquantes ; des bananes à la peau rougeâtre, des bananes à la chair ferme, des bananes qui ont du caractère. Bientôt dans votre épicerie locale?

J'en doute. Vous pouvez acheter toutes ces bananes merveilleuses dans les marchés de l'Amérique Centrale en négociant avec la veille dame aux yeux noirs assise sur les pavés à coté des ruines de l'ancienne église catholique dont le plâtre blanc est criblée de balles. Elles sont arrivées en ville ce matin au dos de son burro, et samedi prochain elle en ramènera d'autres. Vous ne verrez pas ces bananes au Nébraska ou au Kansas ou à New York, parce que les bonnes bananes, mûries au soleil et mangées immédiatement, n'ont aucun moyen d'arriver de cet endroit lointain à votre cuisine.

À moins que les fruits que vous appelez bananes soient coupés des bananiers quand ils sont encore verts et durs et à des semaines de mûrir, ils pourriront pendant le voyage. Et comme ils sont coupés à ce moment là, ils n'auront jamais la saveur qu'ils auraient dû avoir. Puis les bananes exotiques paraissent bizarres aux yeux des clients, et ne se vendraient pas assez de toute façon. Donc si vous achetez vos bananes à l'épicerie, vous n'allez jamais goûter à une vraie banane.

Des pommes... des bananes...

Qu'est-ce qui vous ment encore, dans votre vie? Quelles autres excuses banales et insipides, qui se font passer pour des vraies choses, vous persuadant que vous connaissez le monde alors qu'en fait on vous fait porter des œillères depuis de début? Si vous allez aux mêmes endroits que tout le monde, et si vous faites pareil que tout le monde, alors tout dans votre vie a été une soupe liquide et sans goût, joliment colorée pour paraître bonne, produite en masse et vendue à la masse de clients qui achètent ce qui n'est pas très bon car ils ne savent pas que mieux existe.

À moins d'avoir été en Alaska pendant le retour des saumons, quand les mouches piquent comme des malades et les moustiques couvrent chaque centimètre de peau exposée, à moins d'avoir coupé un steak épais de 3cm d'un saumon royal qui vient d'être tiré du fleuve et vidé à l'instant, et à moins de l'avoir emballé dans de l'aluminium avec du beurre et peut-être un peu de poivre, et enterré dans des braises pour le faire cuire, alors vous n'avez jamais goûté à du vrai saumon.

Avez-vous marché sur la toundra, le sentant céder sous vos pieds comme si vous marchiez sur un matelas qui s'étend jusqu'à l'horizon – un matelas d'où surgissent des sources d'eau et une couche de myrtilles de la taille de votre pouce, et d'airelles des marais, et des pousses fuchsias d'osier fleuri qui vous arrivent au niveau des yeux? Êtes-vous passé à vélo sur les routes perdues dans les collines à l'est de l'Ohio, un jour du mois de juin où les érables et les chênes surplombent la route et transforment le monde en une verte cathédrale, où la chaleur assourdit tout sauf le bourdonnement des insectes et le crissement de vos pneus sur les graviers – où vous vous arrêtez pour ramasser des mûres sauvages du bord de la route, et vous piquer sur les épines?

Avez-vous tiré une écrevisse de sous un rocher glissant couvert de mousse dans la rivière froide et claire où vous vous tenez pieds nus, vos orteils enfouis dans la boue lisse et voluptueuse – et l'écrevisse fraîche, avec sa carapace épaisse, fait tourner ses pinces et ses antennes devant votre visage, et vous admirez l'armure qui recouvre sa queue et son regard perçant, avant de le laisser retomber dans l'eau, et qu'il file à reculons?

Quelles parties de votre vie ne sont pas homogènes, pasteurisées, approuvées, emballées dans du plastique, inodores, sans goût, banales? Qu'avez-vous vu qui n'a pas été filtré par l’œil menteur de la télévision, ou du cinéma – qu'avez-vous entendu qui n'a pas été influencé par la radio, qu'avez-vous lu qui n'a pas été touché et contaminé par les entreprises, les médias, les publicitaires? À quoi participez-vous qui n'a aucun sponsor, aucune pub, aucun conseil ni aucune comité pour le promouvoir? Qu'est-ce qui est vrai dans votre vie?

Et quel lien avec l'écriture?

Justement ceci. Si vous n'avez jamais goûté à une vraie pomme, alors vous ne décrirai jamais une vraie pomme. Si vous n'avez jamais senti la pluie glaciale du mois de novembre tremper vos vêtements et couler le long de votre colonne vertébrale, vous laissant la goutte au nez et les yeux à moitié aveugles, clignant comme des essuie-glaces défectueuses, alors vos personnages pourront seulement montrer à vos lecteurs un monde vu de l'intérieur d'un véhicule chauffé, ou au travers de la fenêtre en double vitrage d'une maison de banlieue chic. Si vous n'avez jamais rien vécu, comment voulez vous que vos personnages vivent?

La vérité est gratuite – ou du moins, peu chère. Vous voulez du vrai? Éteignez la télé, allez dehors, loin des gens. Laissez vos joues se gercer dans le froid, et brûler sous le soleil. Essayez ce fruit moche du stand des produits locaux. Achetez du cidre trouble chez votre voisin, qui le fait lui même à partir des pommiers dans son jardin. Baladez-vous, à pied ou à vélo. Sentez l'air autour de vous – même s'il pue la sueur et la pollution des voitures ou la déchetterie du coin, c'est toujours mieux pour vos textes que l'air conditionné et recyclé où vous vous cachez depuis tout ce temps. Au moins une fois, ne prenez rien pour un mal de tête. Laissez-vous avoir mal, acceptez-le, faites-y attention. Au moins une fois, pleurez quand vous êtes triste au lieu de faire semblant que tout va bien.

Au moins une fois, donnez-vous quelque chose de vrai à laquelle vous accrocher, parce que si tout ce que vous connaissez, c'est du plastique stérilisé, alors vous n'écrirez que du plastique stérilisé.

Où avez-vous trouvé une expérience inattendue?

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